Ecologie
et liberté
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Quelques thémes du philosophe Jean Claude Michéa :
-La
défense de la " common decency ", idée-clef chez Orwell
-Il ne peut y avoir de société capitaliste
au sens véritable du terme
-Le piège dans lequel la Gauche est tombée
en acceptant la logique destructrice du Capitalisme
-La nécessité du sens du passé
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Réflexion sur le " souverainisme " :
-
Souverainisme et régionalisme
-
Le tragique en politique
-La
pensée tragique et la pensée dramatique en politique
d'après le doyen Georges Vedel
La
" common decency ", idée clef chez Orwell
Orwell, anarchiste tory (Climats 2000)
Seul,(…) un solide sens des limites pourrait garantir que le détour
nécessaire par l'abstraction ne fonde pas un envol définitif hors
de la réalité matérielle. Or ce sens des limites, garde-fou du penseur,
ne peut trouver ses conditions d'existence, c'est la grande pensée
d'Orwell, que dans la sensibilité morale, dans ce qu'il désigne
partout comme la common decency, c'est-à-dire ce sens commun qui
nous avertit qu'il y a des choses qui ne se font pas. Si par conséquent
l'intelligentsia moderne a, dans son ensemble, rompu avec le réalisme
spontané de l'homme ordinaire, c'est fondamentalement parce qu'elle
a cessé d'être morale. Une telle évolution est d'ailleurs ce qui
la distingue de la classe ouvrière. Dans l'essai sur Dickens (publié
à la fin de 1939) Orwell écrit ainsi : " L'homme ordinaire vit encore
dans l'univers mental de Dickens, mais presque tous les intellectuels
modernes ont rallié une forme ou une autre de totalitarisme. D'un
point de vue marxiste ou fasciste, à peu près tout ce que Dickens
défend peut être dénoncé comme " morale bourgeoise ". Seulement
quand il s'agit de morale il n'y a pas plus " bourgeois " que la
classe ouvrière.
Nous n'avons pas, ici, à nous interroger sur le degré d'exactitude
de cette représentation des classes populaires. L'important, c'est
de voir qu'elle fonde chez Orwell l'idée que le Socialisme a deux
origines historiques bies distinctes : d'un côté il procède des
dispositions éthiques engendrées par la condition ouvrière, telles
que " la loyauté, l'absence de calcul, la générosité, la haine des
privilèges ". De l'autre, il se développe au sein de l'intelligentsia,
sous la forme de constructions conceptuelles rigoureuses, dont les
fondements psychologiques sont, en dernière instance, indépendants
des impératifs élémentaires de la morale, pour laquelle les intellectuels
n'éprouvent en général que le mépris dû aux produits de la conscience
mystifiée ( " C'est un fait étrange mais incontestablement vrai
que n'importe quel intellectuel anglais ressentirait plus de honte
à écouter l'hymne national au garde à vous qu'à piller dans le tronc
d'une église. ")
Une généalogie critique du Socialisme doit donc briser son unité
apparente ; il lui faut retrouver sous la conscience idéologique
" importée de l'extérieur " la sensibilité morale qui organise la
révolte ouvrière contre les conditions d'existence. Cette indispensable
séparation (puisque le Socialisme existe en double) est le préalable
d'une histoire qui échappe aux aventures de la dialectique. Orwell
le dit clairement : " Je n'ai jamais eu la plus petite peur d'une
dictature du prolétariat, pour autant qu'elle soit possible, et
certaines choses qu'il m'a été donné de voir en Espagne me confirment
dans ce sens. Mais j'avoue avoir en horreur absolue la dictature
des théoriciens, comme en Russie ou en Allemagne ".
Par des chemins détournés, la morale finit donc par retrouver en
politique la position centrale que Kant lui assignait. C'est pourquoi
il est nécessaire, à présent, d'examiner de près ce que recouvre
cette common decency et surtout de dévoiler le mécanisme
qui conduit l'intelligentsia à s'en écarter naturellement.
Orwell nous dit ainsi qu'elle est chez les humbles une vertu " innée
". Ce n'est guère éclairant. Il dit également qu'il est difficile
d'échapper à " cette idée cynique que les hommes ne sont moraux
que lorsqu'ils sont sans pouvoir ". Cette remarque est plus intéressante
: car c'est bien à partir des effets du pouvoir que l'énigme du
socialisme doit être élucidée.
Il ne peut y avoir de " société capitaliste
" au sens véritable du terme.
(dans " L'Enseignement de l'Ignorance " Ed. Micro-Climats, page
23 à 32)
Le dispositif théorique de l'Economie politique repose sur une idée
simple et ingénieuse : celle qu'il suffirait pour assurer automatiquement
la Paix, la Prospérité et le Bonheur - trois rêves immémoriaux de
l'humanité - d'abolir tout ce qui, dans les mœurs, les coutumes,
les lois des sociétés existantes fait obstacle au jeu " naturel
du Marché, c'est-à-dire son fonctionnement sans entraves ni temps
morts. Pour étayer cette hypothèse, et formuler des " lois "
qui aient la rigueur apparente des énoncés newtoniens, l'économiste
est inévitablement conduit, d'une manière ou d'une autre, à décrire
les hommes comme des " atomes sociaux " (ou des " monades "), indéfiniment
mobiles et mus par une seule considération : celle de leur intérêt
bien compris. La validité théorique et pratique de cette construction
dépend donc, naturellement, de la propension réelle des individus
à fonctionner comme la théorie l'exige, c'est-à-dire de façon effectivement
nomade et atomisée. C'est pourquoi la mise en œuvre de l'économie
libérale ( il s'agit d'un pléonasme ) ne suppose pas seulement l'institution,
à première vue paradoxale, d'une autorité politique suffisamment
puissante pour briser impitoyablement tous les obstacles que la
religion, le droit et la coutume opposent au " désenchâssement "
du marché et à son unification sans frontière. Elle demande encore
qu'on donne une existence pratique à la forme anthropologique correspondante
: celle de l'individu entièrement " rationnel ", c'est-à-dire égoïste
et calculateur et, à ce titre, libéré des " préjugés ", " superstitions
" ou " archaïsmes " qu'engendrent nécessairement - selon l'hypothèse
libérale - toutes les espèces empiriquement existantes de filiation,
d'appartenance ou d'enracinement.
Comme on peut le constater, le projet de la " science " économique
- c'est-à-dire, en fait, selon l'expression de Paul Lafargue, de
la Religion du Capital - n'est donc pas séparable des représentations
modernes de la raison comme instrument privilégié du calcul égoïste,
autrement dit comme autorité naturelle capable d'éclairer le sujet
sur son " utile propre " (Spinoza) et d'ordonner à son profit le
tumulte des passions. C'est cette idée philosophique - bien différente
du " Logos " antique - qui permet, par exemple, de comprendre l'inquiétante
remarque de Hume selon laquelle " il n'est pas contraire à la raison
de préférer la destruction du monde entier à une égratignure à mon
doigt ". Elle explique également pourquoi Engels a pu voir dans
le triomphe de cette raison le " règne idéalisé de la bourgeoisie
".
On comprend maintenant la terrible originalité du paradigme capitaliste,
au règne duquel toutes les communautés du monde sont désormais invitées
à se plier. L'intérêt égoïste, dans lequel l'Economie politique
tend nécessairement à voir l'unique moteur rationnel des conduites
humaines, est précisément la seule raison d'agir qui puisse jamais
constituer par elle-même ce qu'on appelle depuis Nietzche, une
valeur. Une valeur, en effet, (qu'il s'agisse de l'honneur,
de l'amitié, du devoir, de la compassion, du dévouement à une œuvre
ou à une communauté et, d'une façon générale, de toute forme de
solidarité ou de civilité) est, par définition, ce au nom de
quoi un sujet peut décider, quand les circonstances l'exigent,
de sacrifier tout ou partie de ses intérêts, voire, dans certaines
conditions, sa vie elle-même. En d'autres termes, la disposition
de l'homme au sacrifice, au renoncement ou au don, est la condition
majeure sous laquelle il peut conférer du sens à sa propre vie,
autrement définie par les seuls codes de la biologie. Comme on sait,
par ailleurs, qu'à la différence de l'animal, " l'homme ne naît
pas en portant en lui le sens défini de sa vie " , on doit nécessairement
en conclure qu'aucune société humaine n'est possible là où n'ont
pas été imaginés et institués " les montages normatifs grâce auxquels
les sujets des générations successives parviennent au statut d'humains
"C'est donc pour des raisons de structure qu'il n'existe pas, ni
ne pourra jamais exister, de " société capitaliste " au sens véritable
du terme. Ce serait là le nom d'une pure impossibilité anthropologique.
Un système dont les conditions idéales de fonctionnement ne
font appel, par définition, qu'à la logique de l'intérêt bien compris,
est en effet dans l'impossibilité constitutive d'élaborer les signifiants-maîtres
que toute communauté humaine requiert pour persévérer dans son être.
De fait, le système capitaliste n'a pu être historiquement
expérimenté au sein des sociétés occidentales, puis s'y développer
de la manière que l'on sait, que parce qu'à chaque étape de son
histoire, il a puisé les valeurs et les habitus qui lui étaient
nécessaires dans tout un trésor de civilités - aussi bien anciennes
que modernes - qu'il était lui-même, par nature, incapable d'édifier.
Comme le rappelle avec raison Castoriadis, " le capitalisme n'a
pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques
qu'il n'a pas crées et n'aurait pas pu créer lui-même : des juges
incorruptibles, des fonctionnaires intègres et weberiens, des éducateurs
qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum
de conscience professionnelle, etc. Ces types ne surgissent pas
et ne peuvent pas surgir d'eux-mêmes, ils ont été crées dans des
périodes historiques antérieures ".
Un
système capitaliste n'est donc historiquement viable - et même,
sous ce rapport, capable de généraliser à l'ensemble de la société
certains des effets incontestablement émancipateurs de l'échange
marchand - , que si les communautés où son règne est expérimenté
sont suffisamment solides et vivantes pour contenir d'elles-mêmes
les effets anthropologiquement destructeurs de l'Economie autonomisée.
Si, en revanche, une puissance historique quelconque en venait
réellement à proposer de ce système autre chose que des applications
partielles et limitées ; si, en d'autres termes, l'hypothèse économique
cessait d'être ce qu'elle était encore essentiellement jusqu'à présent,
à savoir une ingénieuse utopie, alors l'humanité devait se
préparer à affronter une vie innommable et des nuisances infinies.
L'histoire des trente dernières années est précisément celle des
efforts prométhéens que déploient les nouvelles élites mondiales
pour réaliser à n'importe quel prix cette société impossible.
Le piège dans lequel la Gauche est tombée
en acceptant la logique destructrice du capitalisme
Révolte et conservatisme : les leçons de 1984 de G. Orwell
(in Orwell,anarchsite tory Ed. Climats 2000)
L'opposition des Whigs et des Tories s'est imposée en Angleterre,
à partir du XVII° siècle, pour distinguer le " Parti du mouvement
" et celui de la " conservation ". Il s'agissait alors, par ces
termes, de désigner, d'un côté, le parti du capitalisme libéral,
favorable à l'économie de marché, au développement de l'individualisme
calculateur et à l'ensemble des mœurs correspondantes ; de l'autre,
celui des tenants de l'Ancien Régime, c'est-à-dire d'un ordre social
à la fois communautaire et fortement hiérarchisé. On remarque aussitôt
dans quel piège philosophique la gauche ne pouvait manquer de s'enfermer,
dès lors qu'assimilant le conservatisme à la droite, elle s'exposait
à reprendre à son compte une grande partie des mythes fondateurs
du progressisme whig. Or, si nous entendons par " socialisme " le
projet, formulé au XIX° siècle, d'un dépassement des contradictions
internes du capitalisme libéral, il est évident que le travail de
réinscription du socialisme dans les thématiques de la gauche progressiste
( travail qui, en France, fut l'œuvre de l'Affaire Dreyfus) ne pouvait
aller sans problèmes. Dans la pratique, en effet, cela conduisait
à peu près nécessairement à désigner comme " socialistes " ou "
progressistes " l'ensemble supposé cohérent des différents mouvements
de modernisation qui, depuis le début du XIX° siècle, sapaient de
tous les côtés l'ordre effectivement établi ; C'était oublier, comme
Arno Mayer l'a bien mis en évidence (cf. La Persistance de l'Ancien
régime, Flammarion, 1983) que la base économique et sociale de cet
ordre était encore jusqu'en 1914, essentiellement agraire et aristocratique.
Dans ces conditions l'appel de la gauche à rompre avec toute mentalité
" archaïque " et " conservatrice " se confondait inévitablement
avec les exigences culturelles du capitalisme libéral. Celui-ci,
en effet, a peu à voir avec les exigences de l'Eglise, de la noblesse
et de l'état-major. Dans sa réalité, il est lié à un type de civilisation
qui est tout ce qu'on voudra sauf conservateur, comme Marx, avant
Schumpeter et D. Bell, l'ont mis en lumière.
" La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment
les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de
production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien
sans changement de l'ancien mode de production était au contraire
pour toutes les classes industrielles antérieures la condition première
de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production,
ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation
et cette insécurité perpétuelle distinguent l'époque bourgeoise
de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux figés et couverts
de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques
et vénérables se dissolvent : ceux qui les remplacent vieillissent
avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence
s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané " (Marx, Manifeste
Communiste, chap. 1)
Autrement dit, le capitalisme est par définition un système social
auto-contestataire, et la dissolution permanente de toutes les conditions
existantes constitue son impératif catégorique véritable. En persistant
à se définir purement et simplement comme le " Parti du changement
" et l'ensemble des " Forces de progrès ", la gauche moderne c'est-à-dire
celle qui n'avait même plus l'excuse d'affronter pratiquement les
puissances traditionnelles de l'Ancien régime ( puissances éliminées,
pour l'essentiel , par les deux guerres mondiales ) - se trouvait
donc condamnée à refermer définitivement le piège historique sur
les travailleurs et les simples gens. Dans cette perspective triste
mais moderne, la référence " socialiste " ne pouvait devenir qu'un
autre nom du développement à l'infini du nouvel ordre industriel
et, d'une façon générale, de l'approbation pré-critique de la modernisation
intégrale et illimitée du monde ( mondialisation des échanges, tyrannie
des marchés financiers, urbanisation délirante, révolution permanente
des technologies de sur-consommation, etc.). On ne doit donc pas
s'étonner si la peur pathétique d'apparaître " dépassé " par quoi
que ce soit, peur qui tient lieu de pensée, de nos jours, chez la
plupart des intellectuels de gauche, n'ait finalement trouvé à s'accomplir
que dans les noces actuelles de l'Avenir radieux et du cybermonde,
et à leur complément spirituel, cet esprit " libéral-libertaire
" qui sévit désormais sans réplique dans l'univers mensonger du
showbiz et des médias.
C'est une époque assez curieuse que celle où les banalités de base
sont tenues pour des paradoxes. Pourtant si, tout au long du siècle,
les ambitions historiques de la gauche ( et plus encore de l'extrême
gauche ) ont pu si facilement être retournées contre les peuples,
si le " progressisme " et la " modernisation " apparaissent de plus
en plus nettement comme la simple vérité idéalisée du Capital, c'est
bien le signe que l'adoption déculpabilisée d'un certain conservatisme
critique est désormais l'un des fondements nécessaires de toute
critique radicale de la modernité capitaliste et des formes de vie
synthétiques qu'elle prétend nous imposer. Tel était, en tout cas,
le message d'Orwell. A nous de rendre à son idée d'un " anarchisme
tory " la place philosophique qui lui revient dans les différents
combats de la nouvelle Résistance.
La nécessité du sens du passé
(
Orwell, Anarchiste Tory, p.121 - Ed. Climats 2000 )
…Les critiques et les mises en garde répétées d'Orwell contre la
décadence accélérée du langage moderne, ses appels à préserver un
Anglais vivant et populaire, comme aussi son choix de la littérature
en tant que forme privilégiée de l'écriture politique, ne doivent
en aucun cas être tenus pour les signes d'un purisme maniaque et
élitaire. C'est tout le contraire qui est vrai : c'est parce que
les élites modernes sont désormais en mesure de reconstruire un
monde entièrement à leur image, que le langage contemporain - et
singulièrement celui de la jeunesse, cible principale de la société
marchande - s'est appauvri de façon si caractéristique et que disparaissent
peu à peu aussi bien le génie populaire de la langue que la sensibilité
poétique.
C'est cette nécessité de protéger la civilité et le langage traditionnel
contre les effets de la domination de classe, qui est, vraisemblablement,
à l'origine du besoin ressenti par Orwell de réhabiliter une certaine
quantité de " conservatisme ". Aucune société décente, en effet,
ne peut advenir, ni même être imaginée, si nous persistons, dans
la tradition apocalyptique ouverte par Saint Jean et Saint Augustin,,
à célébrer l'avènement de " l'homme nouveau " et à prêcher la nécessité
permanente de " faire du passé table rase ". En réalité, on ne peut
espérer " changer la vie " si nous n'acceptons pas de prendre les
appuis appropriés sur un vaste héritage anthropologique, moral et
linguistique dont l'oubli ou le refus ont toujours conduit les intellectuels
" révolutionnaires " à édifier les systèmes politiques les plus
pervers et les plus étouffants qui soient. C'est une autre manière
de dire qu'aucune société digne des possibilités modernes de l'espèce
humaine n'a la moindre chance de voir le jour si le mouvement radical
demeure incapable d'assumer clairement un certain nombre d'exigences
conservatrices. Telle est de ce point de vue, la dernière - et la
plus fondamentale - leçon de " 1984 " : le sens du passé, qui inclut
forcément une certaine aptitude à la nostalgie, est une condition
absolument décisive de toute entreprise révolutionnaire qui se propose
d'être autre chose qu'une variante supplémentaire des erreurs et
des crimes déjà commis.
" - A quoi devons-nous boire cette fois (demanda O'Brien) ? A
la confusion de la Police de la Pensée ? A la mort de Big Brother
? A l'humanité ? A l'avenir ? - Au passé, répondit Winston. - Le
passé est plus important, consentit O'Brien gravement. " (Folio
p. 251)
Si
Winston Smith, fonctionnaire compétent et efficace du " Ministère
de la vérité ", conserve une parcelle d'humanité ( et c'est naturellement
ce point qui l'apparente aux prolétaires) c'est d'abord dans la
mesure où toutes les formes du passé le fascinent. Cette fascination,
bien sûr, le perdra puisque M. Charrington, le gérant du magasin
d'antiquités, se révèlera appartenir à la " Police de la Pensée
". Elle demeure néanmoins, tout au long du roman, la véritable clé
psychologique de sa révolte contre le Parti, et cela bien avant
que la rencontre amoureuse de Julia ne donne à son désir de résistance
un socle plus généreux. A l'inverse, l'effort de destruction méthodique
de tout le passé est, comme on le sait, l'axe autour duquel la politique
de " l'Angsoc " s'ordonne intégralement. Cela signifie, par conséquent,
que la révolte de Winston Smith, si aliénée soit-elle, est d'abord,
dans son principe, une révolte conservatrice ; et que, faute de
s'appuyer consciemment sur les aspects positifs du passé, les combats
livrés contre la servitude moderne sont nécessairement promis à
un échec radical et définitif.
Il y a cependant un problème réel : on sait que dans le novlangue
moderne - c'est-à-dire cette manière de parler destinée à rendre
impossible l'apparition de toute pensée " politiquement incorrecte
", " conservatisme " est le " mot-couverture " (blanket-word) qui
désigne le " crime de pensée " par excellence : celui qui scelle
notre complicité avec toutes les incarnations du mal politique que
sont l' " Archaïsme ", la " Droite ", " l'Ordre établi " ou " la
société d'intolérance et d'exclusion ". Comme cette incroyable mystification
est située au cœur même du capitalisme moderne ( et en constitue
la ligne de défense principale) il est absolument nécessaire d'en
questionner brièvement les postulats fondamentaux, ne serait-ce
que pour mesurer l'extraordinaire courage qu'il fallut à Orwell
pour réhabiliter, même par jeu, un mot que la Gauche bien pensante
(à supposer qu'il y en ait désormais une autre) avait si puissamment
diabolisé.
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